Réfléchir en prenant en considération les dernières découvertes scientifiques et les anciennes traditions amazoniennes est un exercice de haute voltige, mais pas impossible.
En tant qu’anthropologue, vous avez vécu avec les Indiens Ashaninkas qui vivent dans la forêt amazonienne au Pérou. Est-ce eux qui vous ont appris à regarder la nature -et notamment les plantes- de façon différente ?
Lorsque j’ai appris la biologie à l’école en Suisse dans les années 70, les plantes étaient considérées comme des automates passifs. Au milieu des années 80, arrivé chez les Ashaninkas, j’ai entendu un discours différent. Ils parlaient des animaux et des plantes comme des êtres vivants -comme vous et moi-, qui perçoivent, communiquent, possèdent une personnalité et ont des intentions. Au début, j’ai pris leur discours comme un ensemble de superstitions irrationnelles. Je ne pouvais pas concevoir qu’une plante était un être conscient ! Il m’a fallu un cheminement intellectuel de 25 ans pour les prendre au sérieux.
Comment avez- vous fait ?
J’ai dû apprendre à suspendre tous mes doutes et à réfléchir autrement. Je suis à la base un rationaliste qui se réfère au point de vue de la science pour réfléchir sur une question donnée. Quand les Ashaninkas animistes m’ont dit qu’il existait une parenté entre tous les êtres vivants, j’ai mis du temps pour prendre en considération cette idée. Puis le doute a surgi : et si c’était vrai ?
J’ai senti le besoin de creuser le sujet et d’aller vérifier ce que la science disait à ce propos. J’ai pu constater que la biologie moléculaire décrivait cette parenté à travers la notion de l’ADN. Tous les êtres vivants sont effectivement faits de cellules bâties à partir des mêmes acides aminés. Et il existe un unique système de codage au sein de chaque cellule : le code génétique. La vie sur la Terre a commencé sous forme bactérienne et a évolué avec une transmission des molécules d’ADN.
Nous avons donc un lien de parenté avec les bactéries, les girafes, les carottes, les brins d’herbe… C’est très simple à comprendre : nous faisons tous partie de la « famille ADN ». Nous sommes tous des membres de l’équipe « vie terrestre » ! Mais comment ces Indiens vivant pieds nus dans la forêt sont-ils arrivés à la même conclusion que les scientifiques qui travaillent avec leurs microscopes électroniques ? Et bien avant eux, car l’ADN n’a été découvert qu’en 1953 !
C’est ce qui vous a amené à vous pencher sur l’intelligence dans la nature…
J’ai pu mener ma recherche sur l’intelligence dans la nature grâce aux énormes progrès faits par la science ces 25 dernières années. Pensons à l’ouverture de la science sur l’intelligence des animaux. Aujourd’hui on affirme avec évidence que les animaux perçoivent, communiquent, sont conscients d’eux-mêmes, capables d’abstraction… L’idée qu’un grand nombre de facultés serait réservé à l’espèce humaine a fondu récemment comme neige au soleil.
Et les plantes ?
Depuis une dizaine d’années on assiste à une explosion de recherches et découvertes scientifiques qui montrent par exemple que les plantes perçoivent les odeurs ou la lumière et qu’elles échangent l’information au niveau des racines… Les pointes de leurs racines perçoivent de façon tactile, elles jaugent leur environnement et prennent à la suite des décisions avec une intelligence qui semble presque animale. Les plantes apparaissent alors comme des êtres sensibles et dynamiques, capables de communication, apprentissage et mémoire.
Et tout cela sans cerveau… On est loin de l’idée de la plante vue comme un automate passif !
Communication et mémoire, sans cerveau !? Ne sommes-nous pas ici confrontés à un problème de concept ?
Effectivement. Nous avons clairement un problème de vocabulaire, car les mots que nous avons à disposition sont destinés au monde animal. On peut difficilement dire qu’une plante voit car elle n’a pas d’yeux, qu’elle sait sans avoir un cerveau… Cependant les plantes perçoivent des couleurs grâce à la présence des protéines photoréceptrices presque identiques à celles existant dans nos rétines. Les plantes arrivent à distinguer la couleur de la chemise de la personne qui se tient devant elles. Mais dire qu’elles voient reste problématique. Lorsqu’on veut parler du monde perceptif des plantes nous sommes bloqués par des mots. Quand on dit apprendre, prendre des décisions ou avoir une mémoire cela implique l’existence d’un cerveau.
Or les plantes font tout cela, mais sans cerveau ! Nous constatons des phénomènes mais nous avons des difficultés pour définir l’univers des plantes, car nous sommes empêtrés dans un débat de mots.
Peut-on parler d’intelligence des plantes ?
Non, car nous manquons de concepts ! Ce ne sont pas les plantes qui manquent d’intelligence, c’est le concept qui manque d’intelligence. Ne pouvant pas utiliser le mot intelligence, qui est très souvent défini en termes exclusivement humains, nous sommes dans un vide conceptuel. Et puis, jusqu’à la fin du XXème siècle, nous avons pensé que nous étions les seuls êtres intelligents sur cette planète. Or s’il existe un lien de parenté entre tous les êtres vivants, comment penser que les animaux et les plantes ne sont qu’un tas d’automates ? Cela n’a pas de sens !
Alors si les plantes sont des êtres vivants faisant partie de notre même famille, est-il moral de les soumettre à une instrumentalisation totale ?
Des philosophes se posent effectivement la question. Et chaque individu peut se la poser ! Je pense que le regard qu’une personne possède sur les plantes dépend beaucoup de son regard sur le monde. Nous sommes en démocratie et chacun d’entre nous doit répondre en son âme et conscience.
Les questions à se poser sont multiples. Faut-il manger des animaux ? Devons-nous mettre des pesticides sur la pelouse de notre jardin ? Ces questions restent personnelles et toute réponse mérite le respect. Cependant je me réjouis aujourd’hui de pouvoir les poser ouvertement. Il y a vingt ans nous n’aurions pas pu publier ce genre de débat. Nous faisons des progrès !